« Tes printemps fleuriront encore /Tes beaux jours renaîtront encore, /Après l’hiver /Après l’enfer / Poussera l’arbre de vie. » Quand Charles Aznavour écrit les premières strophes poignantes de cette chanson « Pour toi Arménie », « le grand fils du peuple arménien » le fait juste après le séisme qui frappe la terre de ses parents en décembre 1988 et ravage le nord du pays. Mais on pourrait y lire aussi, en filigrane, un hommage à une autre catastrophe qui a meurtri ce peuple héritier de l’une des plus anciennes civilisations au monde. Le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman. Entre avril 1915 et juillet 1916, en pleine Première guerre mondiale, les autorités turques déportent et massacrent près de deux tiers des Arméniens vivant sur le sol turc. Entre 1,2 et 1,5 millions de personnes disparaissent dans cet abîme qui deviendra le premier génocide du 20e siècle. « Ils sont tombés pudiquement sans bruit / Par milliers, par millions, sans que le monde bouge / Devenant un instant minuscules fleurs rouges / Recouverts par un vent de sable et puis d’oubli ». Ces lignes consignées par le même Charles Aznavour en 1975, qui avait été paré du titre de l’Arménien le plus célèbre de la planète par l’ancien président arménien Serge Sarkissian, font, elles, directement référence à cette balafre de l’histoire contemporaine. La musique d’ « Ils sont tombés » est signée Georges Garavarentz, tout comme le précédent titre cité. Mais le grand Charles qui a perdu quasiment toute sa famille maternelle lors du génocide n’est pas le seul à avoir pris la plume et avoir utilisé le solfège comme arme de communication massive sur le sort de son peuple. Le groupe de rock métal connu au niveau planètaire System of a down en est un ardent militant. Dès leur premier album en 1998, Daron Malakian, Serj Tankian, Shavo Odadjian et John Dolmayan réclament « Reconnaissance ; restauration ; réparation » sur leur titre « P.LU.C.K ». La dernière date de leur tournée mondiale « Wake up the souls » n’est pas choisie au hasard. Le groupe américano-arménien aux 20 millions d’albums vendus, ouvre son concert mythique du 23 avril 2015 à Erevan, par le morceau « Holy Montains » pour commémorer les cent ans du génocide et la mémoire des victimes. A cette occasion, la place Republic square de la capitale arménienne est noire de monde. Le symbole est fort, les décibels aussi. Les fans se tiennent dans les bras, reprennent les paroles en choeur de cette chanson dédiée aux disparus, longtemps oubliés par une grande partie du monde : « Can you feel their hauting présence ? » Pouvez-vous sentir leur présence obsédante ?

En effet, ce n’est qu’en 1965 qu’un premier pays reconnaît officiellement le génocide. C’est l’Uruguay qui vote une loi en ce sens. Suivront une trentaine de pays en Europe, en Amérique du Nord et du Sud ou encore la Russie. Mais ce processus est très long. « C’est vraiment au cours des années 2000 que l’on a vu un développement du mouvement de reconnaissance du génocide des Arméniens dans le monde. Avec le temps, il y a eu une prise de conscience du caractère énorme de ce crime de masse », indique le directeur de recherches à Sciences Po et et historien spécialiste des génocides Jacques Sémelin dans les colonnes du quotidien Le Parisien. Il faudra également attendre octobre 2019 pour qu’un vote « historique » de la Chambre des représentants des Etats-Unis approuve une résolution visant à « commémorer le génocide arménien. » Et comme après l’adoption de la loi du 29 janvier 2001 en France dans laquelle « la France reconnait publiquement le génocide arménien de 1915 », cette décision a suscité le courroux du président turc, Recep Tayyip Erdogan pour lequel ce texte n’a « aucune valeur ».
Le 24 avril, le peuple arménien et sa diaspora forte d’une dizaine de millions de personnes extrêmement bien intégrées aux Etats-Unis, en Australie mais aussi en France, Grande-Bretagne, en Russie et au Liban s’apprêtrent à commémorer le génocide de leurs ancestres. Et parmi cette diaspora, des noms célèbres qui résonnent à toutes les oreilles qu”ils soient issus du monde sportif comme le pilote de Formule 1 Alain Prost, le tennisman André Agassi ou du monde du cinéma Fanny Ardant, Robert Guédiguian ou encore de la téléralité telle Kim Kardashian, ou de la chanson avec Cher ou Michel Legrand.
Or, le pays s’enfonce depuis plusieurs mois dans une crise politique sans précédent depuis l’indépendance de ce tout jeune Etat, ancienne république socialiste soviétique bordé par l’Iran, au sud est, la Turquie à l’ouest, la Géorgie et l’Azerbaidjan. Et l’actualité très délicate qui étreint ce bastion de l’orthodoxie catholique est justement liée aux conséquences de la guerre éclair de 44 jours entre le 27 septembre et de 10 novembre 2020 avec son voisin azerbaïdjanais concernant le Haut-Karabakh. Cette localité montagneuse du Caucase peuplée majoritairement d’Arméniens mais « appartenant » à l’Azerbaïdjan avait proclamé son indépendance en 1991. Ce qui n’avait pas du tout plu à Bakou et avait déclenché un conflit entre l’armée azérie et une population du Haut-Karabakh fermement décidée à résister et soutenue par l’Arménie. Plus de 30 000 morts ont été à déplorer avant qu’en 1994 un cessez-le-feu soit signé sans que les tensions disparaissent totalement. Fin septembre, « l’Arménie et l’Azerbaïdjan se sont accusés d’avoir violé une nouvelle « trêve humanitaire », ainsi qu’on peut le lire sur le site de Francetvinfo. S’en est suivi ce conflit éclair qui a fait environ 6000 morts remporté par l’Azerbaïdjan. Des villages du Haut-Karabakh sont dans des situations intenables comme le village de Chournoukh, à la frontière azerbaÏdjanaise qui est désormais littéralement coupé en deux par une route. Cette guerre a également déclenché un tremblement de terre politique en Arménie. Des manifestations de milliers de personnes ont eu pour cri de ralliement la démission du chef du gouvernement, Nikol Pachinian. Le chef de l’Etat major a « lâché » le Premier ministre, qui s’est défendu en hurlant au coup d’Etat. Pour certains observateurs, c’est la Russie de Poutine qui détiendrait les clés de l’issue de cette crise : « Cette guerre a renforcé la présence russe en Arménie à sa demande, analyse Taline Ter Minassian, professeure d’Histoire contemporaine de la Russie et du Caucase à L’Institut National des Langues et Civilisations Orientales sur les ondes de RFI le 3 mars. C’est une évolution paradoxale car l’Arménie avait des yeux de Chimène pour l’Occident et joue un rôle marionnette à la solde du Kremlin. »
Si cette crise politique ne semble pas prête de se terminer, les System of a down, eux, renouvellent leur dévouement à la patrie de leur père. Ils ont même lancé une collecte de fonds pendant le conflit « Aid for Artsakh (NDLR l’Artsakh est le nom de la République donnée par les séparatistes): Artsakh campaign » et publié début novembre 2020 une vidéo dont le clip est émaillé d’images réelles du conflit. Le titre de la chanson parle de lui-même : « Protect the land ».

On y voit également des images des manifestations qui ont eu lieu à Los Angeles, Paris, Londres, San Francisco, Sydney, Italie, Sao Paolo en soutien au peuple arménien. Des images fortes d’une diaspora très profondément attachées à ses racines. Un peu comme si ces Arméniens de l’étranger criaient vers Erevan leur amour toujours fidèle. Un peu comme si les Arméniens avaient leur propre Psaume 137 dans lequel le Roi David déclare sa flamme éternelle à Jérusalem, et devenue devise pour les Juifs du monde entier « Si je t’oublie jamais Jérusalem, que ma droite me refuse son service ! Que ma langue s’attache à mon palais, si je ne me souviens de toi, si je t’oublie ô Jérusalem, que ma droite s’oublie. »

REPERE HISTORIQUE
Le 24 avril, date de commémoration du génocide arménien est aussi la date où tout a basculé en 1915, date où 600 intellectuels sont arrêtés et ne reviendront jamais. « L’Arménien, comme les autres non-musulmans est considéré comme un citoyen de second ordre sur qui pèsent des interdictions légales et des obligations fiscales découlant de sa condition d’infidèle », peut-on lire dans le rapport de l’Assemblée nationale française de 1998. Les Arméniens qui sont une minorité chrétienne, le premier peuple de l’histoire à s’être converti au christiannisme, sont déjà pris pour cible par le pouvoir ottoman bien avant 1915. En effet, vingt ans plus tôt, le sultan Abdülhamid II donne l’ordre de faire assassiner 200 000 Arméniens et une fois le parti politique Jeunes-Turc aux manettes, la politique d’extermination va se mettre en marche. « Ils ont pretexté que les Arméniens n’étaient pas des éléments sûrs mais des séparatistes qui allaient s’allier avec la Russie contre l’Empire ottoman. Mais les vraies raisons, ce sont les mêmes que pour tous les génocides. Il y avait une volonté d’épuration ethnique pour restaurer la pureté turque », analyse l’historien Philippe Videlier dans un article publié sur le site internet de Francetvinfo. En 2014, le président turc a présenté ses condoléances mais son pays refuse toujours de reconnaître l’existence d’un génocide.